Musique baroque: Pasticcios et parodies

Les «remix» et les «compils» de la musique ancienne

Standards de jazz sans cesse réinterprétés, vieux hits «remixés», compilations d’airs à la mode ... notre siècle n’a rien inventé. Nos ancêtres avaient déjà saisi les vertus de tels procédés, et même l’austère Bach s’y est adonné. Petit saut dans un passé plus proche qu’il n’y paraît.

Personne ne s’offusque, de nos jours, d’entendre adaptés au goût actuel les «tubes» des Beatles, d’Abba et de dizaines d’autres groupes qui, depuis longtemps séparés, rencontrent néanmoins toujours autant de succès. Le phénomène du remix répond au désir paradoxal d’un public qui recherche la nouveauté, l’inouï (au sens propre du terme: ce qui n’a jamais été entendu), mais affectionne plus encore de réentendre ce qu’il a précédemment aimé, pour goûter un plaisir qu’il est certain de retrouver. Et que dire du triomphe des «compilations» de tous ordres, qui culminent presque toujours au sommet des ventes de disques! Une telle attitude n’a rien de nouveau.

Ainsi, au Moyen Age, à la Renaissance et plus encore à l’époque baroque (XVIIe et XVIIIe siècle), usait-on abondamment de procédés en tous points comparables. La plupart des chefs-d’oeuvre composés au Moyen Age nous sont parvenus sous la forme de manuscrits, souvent somptueusement enluminés, où étaient réunis les pièces favorites d’un prince ou d’un notable, commanditaire de l’ouvrage: ainsi de l’extraordinaire Chansonnier de Marguerite d’Autriche, manuscrit de la fin du XVe siècle, propriété de cette grande figure historique qui repose dans l’abbaye de Brou, à Bourg-en-Bresse. Et en 1501, lorsqu’Ottaviano Petrucci inventa l’imprimerie musicale à Venise, le premier ouvrage qu’il publia n’était rien d’autre que la compilation des cent chansons les plus célèbres de l’époque, qu’il intitula l’Odhecaton (ce qui signifie cent en gre : soit un «best of» de cent «tubes»).

Mais, phénomène plus frappant encore, il était alors habituel de reprendre des mélodies en vogue en leur greffant un nouveau texte: d’abord nommé contrafactum puis, à partir du XVIIe siècle, parodie (sans aucune connotation satirique), ce procédé permit à maintes oeuvres profanes d’être chantées dans les églises, pourvues d’un texte sacré. Claudio Monteverdi (1567-1643) adapta une scène d’un de ses opéras, le Lamento d’Arianna, en un motet religieux, la Lamentation de la Sainte Vierge: les pleurs d’une amante abandonnée deviennent ceux que verse la Vierge Marie devant la croix. Avec cet exemple apparaît une attitude qui fera loi: les transformations littéraires ne peuvent se faire que s’il existe un lien sémantique entre la version originale et sa parodie.


Les délices du pastiche

C’est à l’opéra que la parodie prit le plus d’importance. On le conçoit aisément, car les théâtres lyriques étaient l’un des rares endroits où l’auditeur devait payer sa place: la musique était donnée gratuitement à l’église come dans les cours princières (où elle était certes réservée à une élite). Le goût du public, la nécessité économique du succès, bref la loi du marché rendit incontournable ce procédé qui permettait de réentendre au fil des saisons les morceaux à la mode. Comme tous les auteurs d’opéras italiens, Antonio Vivaldi (1678-1741) et Georges Frédéric Hændel (1685-1759) sacrifièrent fréquemment à cet usage, et des opéras complets naquirent du collage d’airs antérieurs, réunis par des récitatifs composés pour l’occasion. Ces ouvrages, qui tenaient à la fois de la compilation et du remix (car leur orchestration, leur ornementation et surtout leur texte étaient souvent transformés) prenaient alors le nom de pasticcio (terme italien signifiant pâté et qui donna en français pastiche). Jean-Jacques Rousseau dénonça violemment cette pratique dans son Dictionnaire de musique (1768), arguant «qu’il n’y a qu’un homme sans goût qui puisse imaginer un pareil ramassis, et qu’un théâtre sans intérêt où l’on puisse le supporter». Cette pratique connut cependant un très grand succès, et aucun compositeur digne de ce nom n’y échappa: de Mozart à Rossini, en passant par Gluck et surtout Telemann, qui composa en 1726 un Orpheus réunissant des morceaux écrits dans trois langues différentes: l’allemand, l’italien et le français – Sting ne mêle-t-il pas l’anglais, le français et l’arabe dans son dernier album ?


Deux maîtres de la parodie: Hændel et Bach

Le pasticcio s’étendit rapidement à d’autres domaines que l’opéra. Hændel l’appliqua systématique-ment à l’oratorio, l’équivalent sacré de l’opéra et, sept ans après sa mort, un certain John Christopher Smith greffa ses airs les plus fameux à un nouveau livret de Thomas Morell pour former l’oratorio Nabal. La parodie envahit également sa musique instrumentale, tels les Concertos pour orgue op. 6, les sonates pour flûte ou les Concertos grossos op. 3. Même le rigoriste Jean-Sébastien Bach (1685-1750) y eut largement recours. Rappelons que, lorsqu’il était en poste à Leipzig, il devait composer une nouvelle cantate pour chaque dimanche de l’année! On ne s’étonnera donc pas de reconnaître, d’une partition à l’autre, certains airs munis d’un texte différent. De la même manière, plusieurs numéros de sa Messe en si mineur proviennent d’oeuvres antérieures. Le Credo se nourrit des cantates BWV 12, 29, 46, 120 et 171. Le Kyrie II, le Sanctus et l’Agnus Dei sont intégralement des parodies. La liste pourrait devenir fastidieuse; les dernières recherches révèlent même des similarités d’écriture avec une messe d’un certain Johann Hugo Wilderer. Mais la parodie ne touche pas seulement la production liturgique de Bach: elle concerne également toute son oeuvre instrumentale.


La musique concertante de Bach

La plus grande partie de la musique orchestrale et de chambre de Bach trouve sa source entre 1717 et 1723. Durant ces années, il se trouvait au service du prince Leopold d’Anhalt-Coethen, qui était lui-même un excellent musicien. Or le prince était de confession calviniste, et ce culte interdisait toute musique religieuse autre que psaumes et cantiques, suspectant les oeuvres plus élaborées de séduire les hommes et de les détourner de Dieu. Bach se tourna donc vers la musique instrumentale, composant nombre de sonates, suites, pièces pour clavecin et autres concertos. Cette production forme un véritable réservoir dans lequel il puisa abondamment après 1723, lorsqu’il prit son poste de Cantor à Leipzig. Il réutilisa de nombreux mouvements de sonates dans ses cantates et ses oratorios, n’hésitant pas non plus pour refondre les pièces d’autres auteurs dans le style savant et délectable qui lui est propre. (C’est ainsi que le Concerto pour quatre clavecins BWV 1065 est un remaniement du Concerto pour quatre violons op. 3 no. 10 de Vivaldi.) Mais surtout, ayant pris en 1729 la direction du Collegium musicum de Leipzig à la suite de Telemann, il adapta à ce nouvel effectif instrumental la plupart des concertos composés à Coethen, en particulier les fameux Concertos brandebourgeois (1721) ainsi la trompette solo du Deuxième Concerto brandebourgeois fut-elle remplacée par un cor dans la version leipzigoise. Mais l’un des exemples d’auto-parodie les plus remarquables est certainement ce Concerto pour clavecin et deux flûtes à bec en fa majeur BWV 1057transcrit du Quatrième Concerto brandebourgeois. Bach confie à la main droite du clavecin la partie virtuose écrite originellement pour le violon solo, tandis qu’il compose pour la main gauche une partie nouvelle, apportant une densité contrapuntique supplémentaire à une partition qui, au départ, n’en était pourtant pas dépourvue. Un bel exemple de «remix baroque» où la nouvelle mouture relève plus de la relecture et de l’enrichissement que de la simple copie.

La musique, c’est ici! Trimestriel de l’auditorium orchestre national de Lyon, no. 1, juin 2000. Par Denis Morrier